Sous un immense chêne hors d'âge et presque stérile, debout sur une corde de bois, Boucle d'or s'apprête à haranguer la petite assemblée réunie à ses pieds dans la clairière du Bois dormant.

Solennelle elle commence :

- « Mes amis, l'heure est grave... »

Soudain, un grincement d'écorce, un froissement de feuilles, quelques craquements de brindilles puis le vacarme d'un immense châtaignier qui s'effondre et plonge à travers la cime des arbres comme une star du rock se laisserait choir dans les bras d'une foule en liesse.

S'ensuit un silence redoutable où tous les regards se tournent et se posent, réprobateurs, sur un petit garçon obèse déglutissant un gros morceau de champignon. Le visage couvert de terre et de radicules, une truffe noire à la main qu'il tente de dissimuler derrière son dos, Hansel se fige.

- « Hansel ! Hurle Boucle d'or ! Lorsque tu en auras fini avec le décor on pourra peut-être commencer !? Laisse les truffes tranquilles et assieds-toi devant qu'on puisse te surveiller ! »

Le gamin dodu obtempère et s'avance jusqu'au pied de la corde de bois, les joues empourprées. Il lève un instant les yeux vers Boucle d'or, rougit cette fois jusqu'aux oreilles puis baisse les yeux et se met à observer les herbes écrasées sous les billots en attendant que son visage retrouve une couleur normale.

Dans l'attroupement on distingue Alice se dandinant pour rajuster et galber ses charmes juste sous le nez du Lapin blanc devenu, lui aussi, rose de confusion. Seule la queue du poilu demeure blanche.

Gretel, le loup et le chaperon, les sept nains, le lièvre et la tortue, le géant aux chaussettes rouges, le petit poucet, Barbe bleue, Peau d'âne et le chat botté, Zeus en personne et bien sûr le Troll des marais, tous attendent le discours, suspendus aux paroles de Boucle d'or, élue pour l'occasion chef de la cellule de crise.

_ "Mes amis l'heure est grave ! Aucun d'entre vous n'ignore le drame qui transperce chacune de nos nuits et fait s'accumuler les cernes autant que les insomnies. Depuis le champ de Monsieur Seguin, jusqu'au château de Peau d'âne en passant par le gouffre des géants, dès le coucher du soleil les arbres frémissent, la terre tremble et plus personne ne dort en raison des ronflements de la Belle Blanche du bois dormant. L'heure est grave, il nous faut trouver une solution !

_ C'est la faute de Carabosse qu'elle enlève le sortilège ! Hurla Gretel.

_ Hélas Carabosse a été mangée par le Loup, répond Boucle d'or ! Nous ne pouvons envisager cette solution.

_ Qu'on lui amène son Prince alors ! Il est passé où celui-là ! s'exclame Alice.

_ Le Prince est en voyage de noces avec Cendrillon au Pérou... Il a pris peur lorsque s'approchant de la princesse il a eu un tympan endommagé par l'un de ses grognements... Et depuis il s'est trouvé cette petite blonde bien roulée, explique Boucle d'or.

_ ça c'est vrai qu'elle est bien faite la petiote ! Pour sûr, on ne peut pas le lui reprocher au Prince ! Commente le Lapin.

_ Il faut supprimer les allocations logement des sept nains, c'est de leur faute ! Lance alors le Troll des marais.

_ C'est vrai ça pourquoi ils l'ont acceptée chez nous ? Ajoute Barbe bleue.

_ Du calme, du calme voyons, l'hospitalité n'est pas un crime que je sache. Ils ne dorment pas mieux que nous. Et puis, vous avez la mémoire courte ! Je vous rappelle que la décision d'accueillir la princesse s'est faite collégialement, ici même ! D'ailleurs le Troll et Barbe bleue, si je me souviens bien vous étiez les premiers à lever la main lorsque vous avez découvert Blanche ! Nous avons tous accepté cette enfant endormie. Nul ne pouvait prévoir la suite des évènements...

Soudain une voix aigrelette et perçante fendit les murmures des participants :

_ Et si ses ronflements étaient liés à l'affaissement de son oreiller ?

Le Loup : _ Et ce n’est pas idiot ça p'tit gars ! »

Alice : _ bah oui, ça fait quand même 321 ans qu'elle dort dessus !

Peau d'âne: _ Mon père lorsqu'il s'est mis à ronfler on lui a changé toute sa literie et ensuite il a arrêté de ronfler !

Boucle d'or : _ alors c'est entendu ! Nous allons lui refaire sa literie, mais il nous faut des plumes, les plus confortables possible !

_ Jamais la mère l'oie n'acceptera de laisser ses plumes !

_ Ni maître corbeau !

_ Ni le vilain petit canard !

Petit poucet : _ Il ne reste alors que celles des anges !

Tous étonnés : _ Les anges ?

Petit poucet : _ Bah, oui les plumes des anges qui passent !

Un silence cristallin parcourut la clairière, si transparent qu'un ange apparut juste au-dessus d'eux.

L'ange surprit : _ Hé ! Mais qu'est ce que je fais là ?!

Tous les yeux fixèrent l'ange telle une meute de félins devant sa proie.

L'ange : _ Ah.. non, hein ! Pas d'accord, non, non, non...

L'ange se mit à battre des ailes frénétiquement, mais fut comme aspiré par une volonté silencieuse et tenace au milieu des insomniaques affamés de sommeil.

Le chat botté fit un bond pour faire descendre l'étrange animal puis le géant posa sa chaussette rouge sur l'extrémité d'une aile afin de maintenir au sol l'ange désormais affolé qui ne passerait pas plus loin.

La petite assemblée fondit en essaim sur le pauvre emplumé pour recueillir les précieuses rémiges blanches. Lorsqu'il fut déplumé, un sac de jute fut rempli.

_ Bon, il n'y en pas assez, il en faut d'autres. Maintenant vous savez ce qu'il vous reste à faire. Parcourez le bois, concentrez-vous sur le silence et récupérez-moi ces pennes, rémiges et autres plumets ! ordonna Boucle d'or.

Au bout de trois jours de cueillette, ils rassemblèrent suffisamment de plumes pour composer un matelas et un oreiller neuf. Ils déposèrent délicatement Blanche dans son nouveau lit et, enfin, cessèrent ses ronflements. Chacun des protagonistes s'en retourna dans ses pénates profiter de longues et tant espérées heures d'un sommeil réparateur.

Depuis on voit errer dans le Bois dormant d'étranges êtres blancs et déplumés qui attendent que repoussent leurs ailes. Certains prennent leur mal en patience en jouant aux cartes, d'autres s'isolent pour méditer en espérant que le silence accélère la repousse.

Conte insomniaque

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