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le blog de Clémentine Adret
31 mai 2018

Poltergeist

Entre désespoir et amusement, Danny étirait ses zygomatiques au maximum de leurs capacités. Il hésitait entre un sourire gêné et un vilain rictus, dans une vaine tentative de la rassurer.
Elle perçut cela comme un « sourictus ». Quel jeu jouait-il ? Cherchait-il à l'effrayer ? Était-ce un pervers qui attirait ses proies dans son antre ?
Échaudé par les précédentes, il esquiva la gifle. Sibylle, la plus véloce d'entre toutes, avait tenu trois minutes. Elle s'empara prestement de son sac à main et courut se jeter dans la lumière de juin.
Les rires, si tant est qu'on puisse les nommer ainsi, cessèrent à la seconde où elle franchit le perron.
Danny soupira, sans surprise, et se servit un rhum vieux. 


La bâtisse avait un cachet certain. De l'ancien, certes, mais rénové avec goût et de nombreuses touches d'originalité. Parmi elles : le puits de lumière par la verrière qui surplombait le salon. Ailleurs, c'était poutres apparentes et vieilles pierres de taille, quelques murs peints allant de l'ocre au grège en passant par le gris clair. À l'étage, les chambres côté sud donnaient sur les rhododendrons du jardin avec d'immenses baies vitrées. De l'extérieur, la salle de bain entièrement vitrée et dotée d'une baignoire d'hydromassage, semblait une pièce rapportée qui flottait au-dessus d'un vieux gunéra géant. Entre les parterres de fleurs, de grosses lanternes rouges, trouvées dans les combles, diffusaient une lumière soyeuse dès la tombée du jour.
Hormis un petit détail, le tout était plutôt accueillant, vibrant de lumière et apaisant par ses couleurs naturelles. Tout ce à quoi l'on pouvait s'attendre de la part d'un architecte d'intérieur...
Il avait espéré séduire Sibylle en lui présentant ce dont il était capable en la matière. Mais même sous le charme de l'agencement original des pièces de vie, elle avait fui aux premières manifestations de leur présence.
Dommage, elle lui plaisait bien Sibylle, une belle brune élancée au regard de girafe avec ses longs cils de fille... 
Il savait qu'il aurait dû y aller plus doucement et ne pas lui présenter si rapidement la maison. 
Ainsi il attendit 6 mois avant d'y inviter Natacha. Pas question de réitérer la même erreur. Quelques semaines auparavant il lui avait proposé une soirée documentaire sur les manifestations de l'au-delà. Cela intéressait Natacha, mais sans plus. Alors, pour la surprendre davantage et la préparer à ce qui pour lui relevait de l'indicible, il l'invita à participer à une séance de spiritisme.
Elle sembla s'y amuser follement, surtout lorsque l'un des convives fut rabroué énergiquement par feu sa femme sous les traits férocement déments de la voyante qui répétait avec une voix caverneuse les commentaires hystériques de la défunte.
Danny considéra qu'elle était prête à supporter les quelques petits désagréments qui pourraient survenir s'il l'invitait chez lui.
C'était sans compter sur la créativité de ses hôtes...
Était-ce les soupirs fiévreux en guise de bande-son lors de leur premier baiser? Était-ce les gémissements presque félins dès qu'il quittait la pièce en la laissant seule? Était-ce l'invitation explicite à un échange bucco-génital lorsqu'il lui retira délicatement une mèche de cheveux qui lui barrait le visage?
Natacha eut droit, il faut bien avouer, à une débauche auditive sans nom... 
Il passa une fois de plus pour un pervers. Après une gifle parfaitement exécutée, Natacha comme les autres prit la poudre d'escampette...
Danny dû se résoudre à faire appel à un spécialiste. Il tapota fébrilement sur son clavier « spécialiste maison hantée ». Le moteur de recherche lui proposa quelques noms de médiums et de nombreux témoignages de maisons hantées. Le premier qu'il appela se prénommait Harold et prétendait pouvoir faire fuir les esprits défunts par la seule apposition des mains sur les murs de la demeure. Ses tarifs exorbitants n'effrayèrent pas Danny qui convint d'un rendez-vous le week-end suivant.
Harold bien entendu sentit les esprits maléfiques qui se montrèrent pourtant très discrets lors de sa visite. Il marmonna quelques mots dans un langage étrange fait, semble-t-il, de rots et de gargarismes divers... puis comme en transe il apposa ses mains sur tous les murs de la maison comme promis sur son site internet.
Danny raccompagna Harold jusqu'à sa voiture en espérant qu'il s'en allait avec les « voix » comme il les appelait. Mais sitôt dans le salon, un rire quasi hystérique résonna jusque dans l'armature de la verrière... puis les chuchotements habituels reprirent et se mélangèrent à la Symphonie du Nouveau Monde qu'il mit en guise de bouclier sonore.
Sur internet encore il trouva des « chasseurs de fantôme » belges prêts à traverser la frontière pour intervenir chez lui. Quelques semaines plus tard, les quatre compères débarquèrent avec de nombreux appareils d'enregistrement en tous genres. Sons, vidéos, ondes radiophoniques, ondes magnétiques, température de la pièce, tout fut enregistré le temps d'un week-end et décortiqué patiemment ensuite. Le résultat fut plutôt concluant puisque les appareils enregistrèrent tous quelque chose, et parmi eux le plus énigmatique fut la vidéo nocturne qui montrait d'étranges formes phalliques flottantes... La preuve faite de la présence « d'entités » comme il est d'usage de les nommer, les chasseurs revinrent pour tenter d'échanger avec elles et si possible de les apaiser ou mieux de les faire partir... Les entités se montrèrent assez peu loquaces, un rire hystérique résonna une fois ou deux, les draps des lits volèrent à travers les chambres, des gémissements plutôt explicites dans la cuisine... Finalement, aucun échange réel et tangible. Les chasseurs partirent bredouilles. Danny ralluma la Symphonie du Nouveau Monde en se demandant s'il fallait définitivement renoncer à une vie amoureuse...

Et puis un jour, on lui demanda un devis pour l'aménagement d'une supérette un peu particulière puisqu'il s'agissait d'un sex-shop. Il s'y rendit donc pour évaluer le potentiel du lieu. La gérante, une jeune trentenaire plutôt avenante lui fit visiter les deux étages du magasin. Il fit quelques croquis, prit quelques photos puis elle lui proposa un café qu'il accepta volontiers. Elle se nommait Corine et reprenait le commerce de son oncle parti au Portugal jouir d'une retraite paisible. 
À l'issue de l'échange, la maîtresse des lieux lui proposa de choisir un article qu'elle lui offrait bien volontiers afin qu'il se mette dans « l'ambiance » du lieu. Danny fut pris au dépourvu et quoiqu'un peu gêné, choisit un DVD qui traînait sur le comptoir.
C'était, d'après Corine, un excellent choix. En plus elle lui offrait un de ces phallus miniatures montés sur ressort qui se déplacent en sautillant.
Danny travailla dur sur le projet et la semaine suivante il fut à même de proposer un projet d'aménagement intimiste, mais aéré, chaleureux, mais frais.
Corine accepta sans réticences le projet. Pendant les travaux Danny invita Corine à déjeuner, puis après les travaux à dîner, puis à l'opéra, puis au cinéma... Bref, il lui fit une cour pleine d'entrain et de poésie sans jamais lui proposer de mettre un pied chez lui. Elle se laissa cueillir avec ravissement. Mais après quelques mois de jeux de séduction, Corine se mit à envisager le pire et à échafauder de malsains scénarios. Pourquoi ne l'invitait-il jamais chez lui, était-il marié ? Que cachait-il enfin ?
Au pied du mur, Danny dut se résoudre à raconter son supplice quotidien. Voilà, il vivait dans une maison seul sans l'être tout à fait. Une maison avec une présence invisible, mais certaine et qui plus est une présence un tantinet lubrique. Corine ne comprit pas exactement de quoi il retournait. Alors Danny employa les mots des spécialistes et autres médiums, il parla d'entités, de poltergeist, de gémissements, de rires et d'objets volants... Corine sembla intéressée et intriguée, mais n'en dit rien à Danny.
Les jours suivants elle se rendit aux archives de la ville et chercha si un drame aurait eu lieu dans cette rue de la ville... Et puis rapidement elle tomba sur un incendie relaté dans un journal local qui aurait eu lieu au moyen-âge dans une maison close. Les ruines seraient restées intactes jusqu'au rachat du terrain par une famille Levallois au début du 20e siècle. Ceux-ci auraient commencé à faire construire, mais les travaux n'auraient jamais abouti à cause de sombres rumeurs de fantômes effrayant les ouvriers.
Corine photocopia l'article et se rendit chez Danny le soir même.
En ouvrant la porte, Danny fut à la fois heureux qu'elle y vienne spontanément, mais déçu à l'idée qu'elle partirait en courant dans les minutes qui allaient suivre. Corine lui montra l'article qu'il lut rapidement sans le commenter. C'était donc ça... mais cela ne lui disait pas comment s'en débarrasser... Danny lui demanda si vraiment elle souhaitait entrer et elle acquiesça.
Ils décidèrent de cuisiner et dîner ensemble. Des chuchotements se firent d'abord entendre dans un coin du salon, puis un rire qui semblait sortir de l'évier de la cuisine. Lorsqu'ils se mirent à table, des gémissements retentirent dans la cheminée. S'en devenait franchement gênant pour Danny, mais Corine ne s'en offusqua pas. Il en faudrait bien plus pour effaroucher la gérante d'un sex-shop...
Dès la première bouchée du poulet à la mangue qu'ils avaient amoureusement mitonné, un chuchotis plus sibyllin que les autres transperça les murs : « En Corine tite goutte ? ».
Ce n'était qu'un prélude, car d'autres blagues plus salaces les unes que les autres fusèrent...
Danny se leva enfin pour mettre son bouclier sonore, mais Corine l'arrêta net... 
Laissons-les s'épuiser lui dit-elle, il y aura bien un moment où les voix n'auront plus rien à dire...
Effectivement avant la fin du dessert les voix s'atténuèrent puis cessèrent. 
Danny put enfin mettre de la musique et ils s'installèrent dans le canapé. La décence ne permet pas de décrire la suite des événements de cette soirée. Seul détail étrange : le canapé entra en lévitation pendant quelques secondes ce qui les fit rire énormément.
Même si Corine était plutôt salaço-résistante, les « entités » ne permettaient pas d'inviter qui que ce soit d'autre.... le problème demeurait entier.
Et puis elle suggéra quelque chose. Puisque ces esprits obsédés ne voulaient pas partir, il fallait faire en sorte qu'ils soient attirés dans un endroit et y restent. Avec l'aval de Danny, elle aménagea une pièce façon sex-shop. Moquette rose, courtine à pompons, coussins en fourrure, étagère à godemichets et écran TV pour diffuser des films frivoles. 
Les entités y furent attirées comme des abeilles vers le miel... Mais les rires, soupirs et chuchotements redoublèrent d'intensité. Certes ils se concentraient en un seul lieu, mais on pouvait les entendre depuis chaque pièce du bâtiment. 
Danny insonorisa alors la chambre avec les meilleurs matériaux du marché. Cela atténua quelques susurrements et gémissements, mais les coups dans les chaises et les radiateurs demeuraient audibles.

Dépité, il envisagea de vendre. Il fit venir un brocanteur pour évaluer les meubles et différents objets de décoration. Ce dernier visita les lieux avec une célérité lasse, notant sur un calepin la valeur estimée de chaque objet. Il promenait à travers chaque pièce son air blasé de spécialiste, ennuyé par le manque d'originalité de son hôte. Bien entendu la chambre des morts ne fit pas partie de la visite. Puis, alors qu'il s'en grillait une dans le jardin, il s'enthousiasma devant la succession de lanternes rouges qui encadraient l'allée principale. Des lanternes qui dataient, selon lui, du moyen-âge et servaient alors à signaler l'entrée des maisons de tolérance. Elles firent gonfler l'estimation du brocanteur. Lequel se retira finalement sans rien emporter, car Danny hésitait à laisser filer ce qui faisait tout le charme de la demeure.
Il restait une lanterne comme celles du jardin dans le garage. Corine, amusée par l'anecdote, proposa d'en affubler la pièce dédiée au lupanar des trépassés. Dès son installation, les entités qui batifolaient joyeusement commencèrent à disparaître. Comme aspirées par le lumignon. Au bout de quelques jours les gémissements firent place au silence feutré des chambres «moquettées», les coups de chaise au pétillement des bulles d'air du réseau de chauffage, les chuchotements aux crépitements du bois dans la cheminée et les soupirs au crissement des feuilles de Gunéra contre les baies vitrées.

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