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le blog de Clémentine Adret
3 juin 2018

Le chronographe

Calé entre une immense horloge comtoise et un amas de pendules à coucous démantibulées, Charles Ortelius, assis à son bureau, auscultait une ancienne montre à gousset savonnette. Mouvement à complications, répétition quart d’heure, triple quantième et phases de lune. Le boîtier était en or massif 18 carats. Sans doute datait-elle de la fin du XIXe siècle. Un petit bijou dont les mécanismes déraillaient complètement. À l'œil nu, impossible de diagnostiquer la panne. Il enfila donc ses vieilles lunettes d'horloger pour y voir plus clair. Le temps, l'humidité et le sel en avaient corrodé les rouages. Une gangue de vert-de-gris enserrait roues et pignons. Il démonta minutieusement toutes les parties oxydées, et les nettoya une par une. Après une heure de ce travail de précision, il repositionna chacun des organes à l'aide de ses brucelles. Il la remonta et la montre se remit à fonctionner. Parfait ! Il ne lui restait plus qu'à l'apporter à son propriétaire. Ressusciter un mécanisme était pour lui plus qu’une gorgée de plaisir, un réel enchantement.

Satisfait du travail accompli, il s'accorda une pause café en contemplant le chat de la voisine gambader joyeusement d'un toit à l'autre.

L'évanescence du temps allonge l'absence et raccourcit l'ivresse puis les années affadissent les passions et font de nos désirs des politesses. Chaque énigme d'horlogerie qui se présentait lui inspirait ce genre de pensées sur les mécanismes du temps.

Horloger en retraite, il habitait au dernier étage d'un immeuble ancien, remarquable par ses garde-corps en ferronnerie, faits de fleurs enchevêtrées. L'appartement s'étendait sur une belle centaine de mètres carrés, si bien qu'il aurait dû paraître spacieux s'il n'était pas encombré des témoignages de son activité passée et à venir. Mécaniques, électriques, et même solaires, montres, horloges et pendules, rouages, aiguilles et coucous se disputaient chaque recoin.



S'il jouissait d'une excellente réputation dans son domaine, il ne comptait que peu voire plus d'amis. Le dernier vrai copain, Basile, ayant passé l'arme à gauche l'année passée. Il repensa à lui un bref instant et très vite les visages des autres compères lui apparurent. Les cormorans. Ils formaient toute une bande le vendredi soir au bar Le poulailler. Il ne restait que lui, le cadet de l’équipe. Cancer, AVC et Infarctus. Le tiercé gagnant. Ils y étaient tous passés. Ce qu’ils avaient pu se marrer ensemble à refaire le monde !

Depuis, il ruminait les souvenirs qui engorgeaient ses neurones. Il radotait de la pensée. Pas un jour sans cette fichue nostalgie. 63 ans ce n’était pourtant pas si vieux ! Espèce de vieux croûton ranci ! Et puis ça sent le vieux chez moi, je suis sûr que ça sent le vieux ! L’odeur terreuse et boisée de chez ses parents lui revint. Il ouvrit la baie vitrée au maximum. De l’air, bon sang, de l’air neuf, ici il n’y a que de l’ancien on se sent plus respirer !

Il prit le balai appuyé dans l’angle du mur et se mit à chasser les poussières invisibles dans la pénombre. À quoi bon ? De toute façon il ne venait jamais personne ici.

Il alternait ainsi entre petits accès de colère et résignation.



Sur l'angle de l'établi trônait un portrait de femme. Une créature élégante et radieuse dans une robe d'été jaune et bleue à décolleté plongeant, pieds nus sur la plage. Charles s'y attarda longuement. Il changeait de photo tous les mois. Pour ne pas se lasser.

Nadine, sa femme, reposait entre quatre planches depuis si longtemps qu'il en avait oublié l'année. 1981, 1982 peut-être... Mais le jour et l'heure, il s'en souvenait parfaitement. Le 17 mars, à 16h25 et 42 secondes, son dernier mot, son dernier sourire, son dernier souffle. Il se souvenait de tout, surtout du pire. Il avait réglé sa plus belle montre à gousset sur ce moment, et l'avait figée à jamais dans l’absence en lui retirant le cœur, son balancier. D'autres se seraient fait un tatouage, auraient écrit une lettre à la défunte, ou conservé un objet lui appartenant. Non, il préférait sacrifier cette montre précieuse de la fin XVIIIe. Encore une montre à gousset et à quantièmes. Sur son cadran polychrome figurait une scène avec une mère qui faisait lire sa fille sur un fond de paysage. Les heures y étaient excentrées, et les quantièmes des jours du mois apparaissaient dans un cadran auxiliaire. Mouvement en laiton doré, avec échappement à verge, chaîne et fusée, signé et numéroté, boîtier en vermeil.

Le souvenir bien sûr était douloureux, toujours. Il s'immisçait parfois jusque dans son sommeil, réveillant au passage la tristesse immense de l'avoir vu souffrir, tellement souffrir.

Il prit la photo délicatement et l’enleva du cadre. Il ouvrit un tiroir et en sortit une autre, tandis qu’il rangeait l’ancienne. Une robe rouge à fleurs blanches cette fois. Voyage en Corse, 1978.



Leur fille, Juliette, vivait désormais sur une île du Japon. Elle y étudiait avec son mari les coraux et les organismes qui en dépendent. Elle préparait aussi une thèse sur la maladie des taches blanches chez le poisson mandarin des îles Ryukuu. Elle lui avait envoyé une photographie, un poisson magnifiquement coloré, qu'il avait punaisé juste au-dessus de Nadine. Dans son dernier courrier, elle l'incitait à acheter un ordinateur pour communiquer gratuitement via un logiciel de vidéoconférence. Acheter un ordinateur ? Quelle idée ! Il se sentait totalement démuni face aux engins de ce genre. Autant acheter une montre connectée... Et puis quoi encore ? Si encore il existait des ordinateurs à rouages et manivelles... Rien que d'y penser cela lui donna le vertige.



Ses fenêtres donnaient sur le Jardin botanique dont il empruntait les allées chaque jour. Un immense triangle de verdure au cœur de la cité. L'extrême Ouest du jardin débouchait sur le port de plaisance où se trouvait le bar « le poulailler ». Il emprunta l'étroit chemin bitumé qui serpentait entre les gunéras, les rhododendrons et les fougères arborescentes. L'air charriait des nuées de pappus, de ces aigrettes blanches de pissenlits, virevoltant dans les rais de lumière qui illuminaient les remous d'un petit ruisseau.

Le printemps, déjà bien avancé, parait les buissons de rhododendrons de mille nuances de roses et d'orangé, tandis qu'un érable aux minuscules feuilles rouges enflammait les abords d'une retenue d'eau.

Assise sur un banc, au bord de l' étang, Léone, sa voisine, nourrissait les canards. Ils se saluèrent poliment et échangèrent quelques banalités. Il lui souhaita une excellente journée et reprit sa route. À peine trois pas et déjà il se morfondait de ne pas avoir su trouver les bons mots. Toujours des commentaires sur la météo ou le gardien de l'immeuble, rien de plus, jamais. Elle devait le prendre pour un raseur, un fâcheux assommant de platitude, bref, un personnage insipide. Il aurait pu engager la conversation sur son chat, la prochaine rencontre du syndic ou la mort de Johnny Cash pour changer... mais non même pas. Mais quel stupide individu il faisait ! Ancienne agrégée d'histoire de l'art et d'histoire tout court, elle devait en avoir sous le chapeau! Comme il lui proposerait bien de vagabonder dans les dunes au crépuscule ! À moins qu'elle ne préfère une partie de pêche sur le bateau de Fernand ? Et qu'est ce qu'elle pensait des propos de Jean Ziegler, Michel Serres ou même Pierre Rhabhi ? C'était quoi son plat préféré ? Est-ce qu'elle savait danser ? Elle était si belle, si féminine, ce matin avec ces reflets dorés dans les cheveux qui se confondaient avec le soleil...



Il arriva sur le port de plaisance où s’écoulait une foule désordonnée entre les différents étals d’un vide-grenier. Vaisselle, vêtements d’occasion, jouets et vestiges d’un autre âge se côtoyaient formant un gigantesque bazar chamarré. Il fureta de-ci de-là. Accélérait devant les éventaires inintéressants, ralentissait devant quelques vieilleries étranges. Là un assortiment de théières en argent, ici une collection de vieux klaxons à poires et à cornes, ici encore, un secrétaire en marqueterie couleur miel et surprise, une horloge de bureau en bois avec des applications en bronze doré.

Le vendeur, mégot éteint entre les lèvres, et chemise ouverte sur un torse moussu, lisait tranquillement son journal. L’objet était surmonté d’une statuette ailée, le double cadran blanc et bleu était en émail et une licorne se dressait juste en dessous. Elle reposait sur trois pieds sculptés.. Charles interrogea le vendeur sur le plus petit des cadrans, histoire de tâter le terrain.

« Bonjour, le petit cadran au sommet de l’horloge connaissez-vous son utilité ?

Ouaip ! C’est un chronomètre, mais il ne marche plus. L’autre cadran non plus d’ailleurs… Je préfère préciser, hein, parce qu’on sait jamais. Dès fois que vous pensiez que je veuille vous rouler...

Hérésie se dit Charles, c’est un chronographe. Ce gars-là n’y connaît rien. Il ne sait probablement pas que son horloge ressemble au style du XVe, mais curieusement est surmontée d'un chronographe datant de la fin XIXe…sans doute une pièce rapportée.

À quel prix vous la faites ?

Euh… 300 euros !

hum,.. Vous êtes sûr et si je vous dis 200 ?

250 !

Va pour 250 ! Pourriez-vous me l’emballer dans un carton ?

Ça peut se faire.

Alors que le camelot farfouillait dans ses cartons pour trouver de quoi emballer le précieux objet, Charles put y lire au dos une inscription. William Bahnton, London. Il ravala sa salive. Elle valait dix fois plus !

Cela le mit en joie. Il venait d’acquérir une horloge suffisamment précieuse et complexe pour susciter son intérêt pendant au moins quelques semaines. Il avait hâte de voir ce qu’elle avait dans le ventre…

Arrivé au bar du poulailler, il commanda un demi comme à son habitude. Il ne s’asseyait plus à la quatrième table, celle au fond du bar, où les cormorans se retrouvaient une fois pas semaine. Qu’aurait-il fait assis tout seul comme un con ? Il lui préférait le comptoir, plus convivial. Au moins là il pouvait discuter, faire connaissance avec des gens de passage, ou commenter les informations du jour avec le patron. Il demanda où trouver Fernand, il avait une montre à lui rendre. Fernand était à son bord, au J46, lui indiqua un serveur, fin prêt pour une transatlantique ! Charles but sa bière rapidement et quitta le bar en quête du grand marin. Ça lui aurait bien dit, tiens, une transat’ s’il n’avait pas eu le mal de mer ! Tout quitter, abandonner les vieux machins, bye bye les morts, moi je vais surfer sur l’Atlantique… Cela avait son charme aussi. Un beau projet de retraite se profilait pour Fernand. Ce n’était pas encore tout à fait un ami, mais il aurait pu le devenir… Ponton J place 46. Un superbe voilier en bois de 12 mètres. Les vernis étincelants, les bouts lovés en rond sur le pont, à la mode des Glénans. À l’image du bonhomme, se dit Charles. Ancienne école, mais compétences et bonne humeur assurées. Charles admirait Fernand de même qu’il l’enviait pour de nombreuses raisons. Lorsqu’il lui tendit la montre réparée, Fernand eut la larme à l’oeil. Il allait pouvoir partir avec son porte-bonheur de toujours. Un cadeau hérité de son grand-père. Charles arrivait juste à temps. Le voilier s’apprêtait à appareiller. Il lui souhaita bon vent et s’effaça devant la famille et les amis venus saluer son départ.

Encore un rendez-vous manqué, une belle rencontre avortée se dit Charles. Décidément, il sentait de plus en plus seul.



Le temps est inique, il musarde pour les jeunes, tandis qu'il se précipite pour les vieux. Une année dure un siècle pour les uns, et une journée pour les autres.

Charles devisait ainsi, tout en cherchant le moindre interstice indiquant l'ouverture de l'horloge qu'il venait d'acquérir. Sa vue baissant, il mit une bonne vingtaine de minutes avant d'en trouver les minuscules vis cruciformes qui en barraient l'accès.

Lorsque le ventre fut ouvert, il s'extasia devant tant de minutie et de précision. Il ne trouva pas la panne immédiatement. Il dut pour cela démonter un à un chaque rouage. Un pignon manquait et le ressort de barillet était rompu en plusieurs endroits.

Quant au chronographe, l'emplacement pour les différents engrenages était vide. Il lui faudrait le reconstruire intégralement. Il s'occupa d'abord de l'horloge ce qui ne lui posa aucune difficulté. Puis il mit quelques jours à recréer les mécanismes du chronographe. Heureusement, il disposait des pièces nécessaires dans son atelier. Des pièces soigneusement répertoriées et classées dans ses immenses buffets à tiroirs.

Un soir qu'il achevait son ouvrage, il actionna enfin la grande bascule pour en vérifier le résultat. La trotteuse du chronographe se mit en marche et le décompte du temps commença. Une autre impulsion et le décompte stoppa net. Enfin, une troisième impulsion remit à zéro le compteur. Il n'eut pas le temps d'essayer une seconde fois le mécanisme, car le chronographe se remit en route, tout seul, sans l'intervention de Charles. Il recula sur sa chaise, observa la trotteuse qui courait sur le cadran. Il avait dû faire une erreur quelque part... Il s'apprêtait à rouvrir l'horloge lorsque, juste au-dessus du cadran, la statue ailée se mit à se tortiller, cherchant à se débarrasser de sa coquille de bronze comme un papillon sortant de sa gangue de soie. Elle s'envola à travers la pièce, et prenant trop d'élan, se heurta aux murs et aux meubles de la pièce.

Mais qu'est ce que c'est que ce bazar ? Où suis-je ? cria une voix suraiguë.

Charles regarda le niveau de la bouteille de whisky qui lui tenait compagnie. Le niveau était somme toute correct, il n'en avait bu que deux verres. Certainement pas de quoi halluciner. Il entreprit de capturer le volatile et jeta sur lui un torchon qu'il saisit à deux mains, empêchant ainsi la bestiole de s'envoler. C'était une sorte de petit elfe aux seins pointus et aux grands yeux de braise. Une espèce d'humanoïde miniature qui battait rageusement des ailes.

Charles tenta de la calmer. Mais il était si près que son souffle en décoiffait le petit être. Celle-ci s'échappa, éternua et se mit à grandir à chacun de ses éternuements jusqu'à atteindre un bon mètre trente. Les ailes ne grandirent pas si bien que l'étrange créature se vit affublée d'une paire d'ailes minuscules, inutilisables. Elle chuta d'une bonne hauteur.

Aïe, je me suis encore fait avoir ! Sa voix avait pris un timbre plus bas.

Totalement nue, elle courut s'entortiller dans le rideau du salon.

Tournez-vous hurla-t-elle.

Charles obtempéra, complètement éberlué.

Trouvez-moi quelque chose à me mettre ou je hurle !

Charles se dirigea vers la chambre où il saisit un vieux drap et le lança à la créature.

Elle en fit une sorte de robe, bien trop grande qui dégoulinait sur le parquet.

Une paire de ciseaux s'il vous plaît ?

Charles lui en tendit une qui traînait à côté du téléphone fixe.

Elle découpa la robe jusqu'au genou et soupira d'aise.

Il me faudra des vêtements à ma taille, se plaignit-elle.

Charles se retourna enfin et contempla la créature. Rousse et plutôt menue, les traits fins noyés de grains de beauté, elle pétillait de vie, et son regard était si profond qu'il semblait pouvoir traverser les murs. Par transparence on devinait le virage de ses hanches et la courbe de ses seins.

Mais qui êtes vous ?

On m'appelle Nyala, je suis un esprit du temps. L'horloge d'où je viens est à vous ?

Euh, oui...

Alors je suis à votre service.

Charles resta quelques minutes hagard, les bras ballants.. Puis soudain se sentant agressé et trompé par la créature la saisit par le col et la déposa sur le pallier.

Je n'ai besoin de rien, merci et au revoir

Il claqua la porte.

Nyala, un brin féline, gratta d'abord la porte du bout des ongles.

Monsieur Charles... ouvrez cette porte ou bien je crie et je fais un esclandre.

À travers la porte Charles de lui répondre : _Fichez le camp, vous n'avez rien à faire ici !

Oh si ! J'ai beaucoup à faire ici, bien plus que vous le croyez !

Si vous ne partez pas, j'appelle la police !

Si vous n'ouvrez pas, je hurle au viol !

Charles, soucieux de sa réputation dans l'immeuble, finit par ouvrir la porte et la laissa entrer.

D'accord qu'est ce que vous voulez ?

Non, qu'est ce que vous voulez ?

Mais rien, puisque je vous dis que je n'ai besoin de rien.

Et madame Léone du troisième étage ? Vous ne l'aimez pas le moins du monde, je suppose...

De quoi je me mêle ?

Mais de tes affaires Monsieur Charles, de tes affaires. On se tutoie, hein ? C'est plus simple.

Nyala s'installa dans le salon sans plus de cérémonie et posa les pieds sur une pendule à coucou.

Bon, pour commencer on va m'acheter des vêtements... ça fait une éternité que je n'ai pas fait les magasins !

Charles pris au dépourvu, le cerveau engourdi par cette apparition ne lui répondit pas. Il se précipita dans la salle de bain et se mit à lire la notice d'un médicament qui lui avait été prescrit. Pas un mot sur d'éventuelles hallucinations parmi les effets indésirables. Il ne comprenait pas. Il retourna dans le salon. La créature y était toujours.

Allons cesse ces enfantillages, je suis réelle je te l'assure ! Enfin, disons que je fais surtout partie de ta réalité.

Comment ça ma réalité ?

Tu verras bien. Allez, maintenant allons m'acheter des vêtements !

Elle prit Charles par le bras et le poussa hors de l'appartement. Il dévala les escaliers, poussé par Nyala, qui bien que frêle semblait avoir beaucoup de force.

Charles se rebella et refusa qu'elle l'accompagne dehors. Sa tenue était pour lui indécente et trop suggestive.

Nyala obtempéra.

D'accord, d'accord, je te laisse y aller seul.

Et elle disparut dans un « plop » qui ressemblait au bruit d'un bouchon de liège s'échappant du goulot d'une bouteille.



La vendeuse prit un petit air pincé, une sorte de rictus qui lui barrait le visage, lorsque Charles entra dans la boutique.

Il s'arrêta devant un portant de robes et en choisit une. Plus loin il s'empara d'un chemisier et d'un pantalon. Il tourna et vira entre les vêtements et repoussa jusqu'au dernier moment le rayon des sous-vêtements. Là il grommela, des paroles incompréhensibles et attrapa une petite culotte.

Eh ! Je ne suis pas si grosse ! Du 36 ira bien !

Charles se retourna et aperçut Nyala qui se matérialisa juste à côté de lui, flottant dix centimètres au-dessus du sol.

Charles fâché lui intima l'ordre de disparaître sur-le-champ.

Elle fit semblant de ne pas l'entendre et s'intéressa à un étalage de jeans brodés.

Mais cessez donc de flotter dans les airs comme ça, vous allez nous faire remarquer ! chuchota Charles.

Elle se mit à ricaner et passa devant une série de miroirs pour rejoindre un autre rayon, Charles constata avec effroi que son reflet ne s'imprimait pas sur les miroirs. Il l'interrogea à ce sujet, mais elle resta évasive et continua de butiner entre les étals.



Charles gêné par les manières peu orthodoxes de Nyala, fila à la caisse payer les articles qu'il avait sur les bras. Il fallait en finir le plus vite possible. Nyala s'approcha et se mit à commenter les bijoux exposés sur un présentoir. Avec les néons le drap de Nyala devenait encore plus transparent et Charles s'empourpra.

T'inquiètes pépère ! lança Nyala, elle ne me voit pas la caissière !

Comment ça, elle ne vous voit pas ! On ne voit que vous là à vous promener à moitié nue !

La vendeuse écarquilla les yeux.

Tout va bien, monsieur ?

Elle ne me voit pas. Pour elle tu parles tout seul !

_ Et vous ne pouviez pas me le dire avant !? s'énerva Charles.

Et la caissière de répondre : vous dire quoi monsieur ?

Euh, non rien, excusez-moi.

Il fulminait d'une rage contenue. La caissière le regarda quitter le magasin et soupira de soulagement.



Il traversa sans un mot le marché qui se tenait à quelques mètres de chez lui. On le salua ici et là et c'est à peine s'il répondit, troublé qu'il était par la présence de Nyala.

Elle tenta de le rassurer : _Je crois que tu n’as pas bien capté p'ti père.. Il n'y a que toi qui peux me voir... Les autres walou !

Regarde ! Et il la vit qui passait à travers les gens.. Pour eux je ne suis pas réelle ! Il n'y a que toi pour croire des trucs pareils ! Et elle se mit à rire de sa blague...

Je deviens fou ?

Mais non c'est une blague ! Tu n'es pas fou ! Je suis bien réelle, mais pour toi seulement.

Et puis, Gérard le boucher héla Charles depuis l'autre côté de la rue. Il ne put faire semblant de l'ignorer et s'approcha du stand.

Bonjour Charles, comment vas-tu ?

Bonjour, on fait aller..

Dis j'ai une montre ici qui ne marche plus, tu pourrais me la réparer ?

Bien sûr, répondit Charles, je m'en occuperais dès que possible

Il prit la montre que lui tendait le boucher et le salua mollement avant de s'enfoncer dans la foule.



De retour au domicile de Charles, Nyala courut essayer ses nouveaux habits.

Tandis qu'elle défilait devant lui, Charles cogitait. Et s'il s'agissait d'un esprit malin, d'un ange déchu venu pour se venger ? Se venger de quoi d'ailleurs ? Non, ça ne tenait pas la route. Alors un génie comme pour Aladin. Il lui fallait réfléchir aux vœux. Trois vœux et elle disparaîtrait sûrement. Il lui fallait définir ses priorités, mais lesquelles ? Faire revivre Nadine fut sa première idée. Sauf que Nadine était morte jeune et qu'il affichait 64 ans au compteur. Leur amour pourrait-il résister à une telle différence d'âge ? Il ne le croyait pas. Et puis il ne fallait pas réveiller les morts. Que penserait-elle d'un vieil horloger dépressif ?

Il ne saurait pas la garder c'est évident. Alors, rajeunir, lui. Puisque c'était un esprit du temps peut être pourrait-elle retenir le temps, et pourquoi pas le reculer ! Puis faire revenir Nadine ensuite. Quant au troisième vœu, un peu d'argent pour rendre visite à sa fille au Japon le contenterait.

Lorsque Nyala eut fini ses essayages, elle se planta devant lui le sourire aux lèvres.

Je parie que tu réfléchis aux trois vœux ! lui dit-elle sur ton de défi.

Euh, ça se pourrait bien. Comment le savez-vous ?

Bof, l'habitude.

Je ne suis pas votre premier client alors.

Si tu savais ! Mais commence donc par me tutoyer !

Bon, c'est d'accord. Alors voici mes trois vœux...

Ah, mais non, je ne suis pas le génie de lampe ! Pour qui tu me prends ?

Bah à quoi sers-tu alors ?

À ce que tu voudras, mais temps comptant !

Que veux-tu dire ?

Tout ce que tu me demanderas aura une contrepartie temporelle. Chaque souhait exaucé te coûtera du temps de vie. Si tu veux un exemple de ce que je peux faire, prends mes mains et ton souhait le plus cher sera exaucé...

Et combien de temps cela me coûtera ?

Rien pour cette fois, c'est juste pour te montrer ce que je peux faire.

Charles tendit les mains et vit qu'elles tremblaient légèrement. Il se ressaisit et attrapa les mains de Nyala. Elle ferma les yeux et il l'imita. Soudain un long tunnel de lumière lui apparut, il avança un peu comme s'il flottait dans l'air et vit et une minuscule séquence de vie tout au bout. Il avança encore et la scène se rapprocha jusqu'à l'entourer complètement. Une Nadine resplendissante jouait avec Juliette alors âgée de 5 ans. Elles riaient toutes les deux assises à l'ombre d'un hortensia géant au bord d'un bac à sable. Elles tenaient des petites figurines et Juliette inventait des règles auxquelles Nadine tentait de se conformer. Plus le jeu avançait plus la fillette inventait de nouvelles règles.

Cette vision apaisa Charles et le remplit d'allégresse. Ce jour-là il s'en souvenait très clairement, une journée magique où rien d'autre que la joie ne pouvait se manifester.

Cette vie-là n'était pas morte avec elle, elle continuait d'exister quelque part en dehors du temps, quelque part dans ses souvenirs. Et c'était si bon de se souvenir. La fraîcheur de leurs rires, l'innocence de leurs jeux, leur tendre complicité, tout cela inondait Charles de bonheur.

Soudain, la scène s'effaça et il s'éveilla subitement. Le contact avec l'étoffe rugueuse du son fauteuil dégarni le ramena tout à fait au présent. Il se sentit empâté et étriqué dans une réalité brutale et pesante. Il se sentit embarrassé par une matérialité écoeurante de contrariétés et lourde d'impossibilités. Il se servit un whisky pour s'alléger l'âme.

Le retour est toujours plus difficile, commenta Nyala.

Charles ne répondit pas. Il digérait cette plongée au paradis ou plutôt son retour dans ce qu'il qualifiait de limbe. Oui, il était vivant lui, mais vivait dans l'antichambre de la mort, entouré de ses pendules toutes ensemble alignées sur la même heure, la même minute, le même tic tac obsédant du temps qui s'écoule toujours dans le même sens.

Cinq ans qu'il n'avait pas vu Juliette. Bientôt elle aussi vieillirait. À cette pensée il se sentit soudain comme assis au bord de la tombe.

Le téléphone brisa le silence et le fil de ses pensées. C'était Juliette. Elle voulait qu'il s'achète un ordinateur pour communiquer par visioconférence, elle voulait qu'il vienne au Japon, elle voulait lui présenter Adrien son époux, elle voulait, elle voulait tant de choses... C'est beau le désir de vivre se dit Charles, c'est beau la jeunesse et cette force d'âme qui explosait à son oreille. Il n'écoutait plus vraiment lorsqu'elle lui dit qu'elle avait quelque chose d'autre à lui dire. Mais pas par téléphone, par visioconférence, oui, ce serait mieux de se voir au moins par ce biais-là, à défaut de se voir en vrai...

Il ne sut pas dire non, bien sûr. Mais il ne disait jamais non. Et pour autant il n'avait toujours pas d'ordinateur, toujours pas ce fameux logiciel qui permettait de se voir en téléphonant... Ils se dirent au revoir et à bientôt. Ils ne se dirent pas qu'ils s'aimaient, c'était inutile, hors sujet.



Nyala suggéra à Charles d'acheter un ordinateur, elle l'accompagnerait pour l'aider à choisir. Charles haussa les épaules. Le téléphone suffisait bien. Nyala précisa que Juliette avait quelque chose d'important à lui dire et qu'elle ne voulait pas le faire par téléphone.

Oh, il se doutait bien du genre de nouvelle importante qu'une fille de trente ans pourrait annoncer à son père. Elle devait être enceinte, voilà tout.

Nyala insista. Il avait peut être raison, mais c'était pour elle qu'il devait faire cet effort pas pour lui.

Alors Charles, à court d'arguments, se traîna jusqu'à la cave, au pied de l'immeuble. Il revint chargé d'un grand carton. Il en avait un d'ordinateur. Un vieil Amiga 3000 des jeunes années de sa fille. Nyala explosa de rire. Parce que tu crois qu'avec ce vieux clou tu vas pouvoir appeler Juliette ? Il brancha l'appareil. Un grésillement puis un « chpouf » se firent entendre. L'écran demeura gris, rien ne se passa.

Éteint pour l'éternité, ajouta Nyala. Allons ne fait pas l'enfant, allons acheter un ordinateur et puis un abonnement à internet aussi tant qu'à faire.

Réticent, Charles ne s'imaginait pas franchir la porte d'un magasin d'électroménager. Ignare en matière informatique, il risquait au mieux de passer pour un imbécile au pire de se faire arnaquer. Il ne souhaitait ni l'un ni l'autre.

Pourquoi ne les ferais-tu pas apparaître si tu es si forte que ça ?

Parce que cela te coûtera du temps mon cher.

Combien de temps ?

Autant de temps que ce qu'il t'aurait été nécessaire en mon absence.

Ça n'a pas d'intérêt alors ! Qu'est ce que j'y gagne ?

Du temps. Paradoxalement. Tu gagnes ici et tu en perds là. C'est juste une question d'équilibre. Le temps perdu compense le temps gagné. Mais ton ressenti diffère. Tu ne sentiras pas le temps gagné ni perdu, mais ton organisme oui.

Je ne comprends pas. Je continuerai de vieillir ?

Si je te fais gagner du temps, ton corps lui vieillira en conséquence. Pour un ordinateur et son forfait internet, cela te coûtera quelques jours de ton temps de vie.

Alors je prends ! Pas question d'aller me ridiculiser devant ces machines stupides. Quelques jours seulement, dis-tu ? Et bien soit. Allons-y !

Nyala se figea un instant et ferma les yeux. L'air se troubla comme empli de vagues invisibles déformant le contour des murs. Une sorte de vortex transparent apparut au milieu d'eux et je jour s'éteignit rapidement puis revint et s'éteignit à nouveau. Et cela se répéta quinze fois. Lorsque Nyala ouvrit les yeux, le vortex s'effondra et disparut. L'ordinateur était en place sur la table du salon à côté d'un boîtier à diodes multicolores.

Combien de jours cela m'a coûté ?

Quinze jours, parce que le fournisseur d'accès ne pouvait pas faire plus vite.

Quinze jours ! Mais c'est du vol ! C'est plus que ce que tu me disais !

Non, j'ai dit quelques jours, je ne pouvais savoir à l'avance que ton fournisseur d'accès serait si long à tout mettre en place !

Charles mécontent grimaça.

Quinze jours, tout de même ! Et du coup nous avons changé de jour alors !

Non, nous sommes le même jour et toi seul as vieilli.

Mais et les jours que j'ai vu défiler ?

Il n'y a que toi qui les as vus. Souviens-toi, je ne suis réelle que pour toi. Pour le reste du monde je n'existe pas, il en va de même pour le temps que je te fais revivre.

Charles abasourdi resta muet quelques secondes puis haussa les épaules. Son regard se posa sur l'ordinateur.

Et comment on s'en sert ?

Nyala lui montra la souris et commença à lui expliquer son fonctionnement.

Charles trouva les explications fastidieuses et lui demanda combien de temps il fallait pour arriver à s'en servir tout seul. Nyala lui conseilla d'écrire dans un cahier la succession d'actions à réaliser pour chaque tâche. Ainsi il n'aurait qu'à ouvrir à la bonne page pour répéter chaque process.

Non, je voulais dire combien de temps cela me coûterait pour savoir l'utiliser ?

Oh, non, non, mauvaise idée, beaucoup trop de temps ! à mon avis tu ne sauras jamais le faire sans ton cahier.

Charles s'offusqua, blêmit et finalement fut terriblement vexé. Il se servit un whisky et revint devant l'écran. Il abdiqua et prit un cahier pour noter les indications fournies par Nyala. Au bout de trois jours de travail, Charles disposait dans son cahier de suffisamment de process pour communiquer avec Juliette, ouvrir et enregistrer des photographies et en envoyer à son tour.

La surprise fut totale pour Juliette lorsque Charles profita d'un moment où elle était en ligne pour l'appeler. Elle fut enchantée de ne pas avoir à lui annoncer ce qui se voyait déjà à l'écran. Il fut rassuré de voir que la mère et l'enfant à venir se portaient à merveille. Comme à leur habitude, ils ne se dirent pas les choses essentielles qui de toute façon étaient presque palpables.

Juliette proposa qu'il vienne leur rendre visite pour la naissance du bébé. Mais Charles n'avait pas les moyens de payer un tel voyage. Il eut pour seule réponse un sourire ému, mais gêné. Juliette n'insista pas. Mais dans son regard il perçut une pointe de tristesse. Ils avaient été si complices après la mort de Nadine. Il l'avait élevée tout seul comme il avait pu. Une éducation traditionnelle, mais relativement permissive avait permis à Juliette de faire les bons choix et de s'épanouir malgré l'absence et le vide laissé par sa mère.

Sa mère. Il la vit encore danser dans le salon, là juste devant lui. L'image était floue désormais, mais toujours vivace. Charles ressentit alors le besoin de se ressourcer, d'enfoncer ces pensées qui émergeaient hors d'eau. Les faire disparaître, vite. Il descendit au Jardin botanique. Nyala le suivit de près. Il se mit alors à lui raconter les plantes, leurs origines, leurs incompatibilités et leurs vertus médicinales comme s'il répétait un mantra. Il connaissait chaque fleur, chaque buisson, chaque arbre. À tel point qu'il eût pu visiter le jardin les yeux clôts. Ici un magnolia star wars, là un cyprès du cachemire et sur les hauteurs, l'odeur envoûtante d'une collection d'eucalyptus. Il s'aperçut alors qu'à travers Nyala c'est à sa femme qu'il parlait. Il ne s'était toujours pas résigné à accueillir l'absence, la vacuité. Il cultivait le manque comme une plante invasive, comme un liseron enchevêtré dans les ronces, comme une liane enroulée dans les piquants d'un araucaria du Chili. Inextricables souvenirs empêtrés dans la douleur du manque. Il en était toujours là, bien loin d'une nécessaire résilience.

Alors il se tut et sans un mot implora du regard Nyala pour une plongée dans le passé. Elle lui tendit les mains et en une seconde il fut projeté sur une plage de sable blanc. Elle courait à contre-jour, les cheveux comme des rubans dans le soleil déclinant. Il se vit lui courir après tandis qu'elle grimpait sur les rochers. Au sommet, il la rejoignit enfin et elle se laissa embrasser. C'était au tout début de leur histoire. Ivres l'un de l'autre, un des premiers baisers. Il ressentait encore la chaleur des lèvres de Nadine lorsqu'il s'éveilla. Alors il ressentit le manque plus fort qu'avant cette plongée dans le passé. Cela lui arrachait un morceau de lui-même. Il savait qu'il avait vieilli, un peu, qu'il avait sacrifié un peu de vie. De nouvelles taches étaient apparues sur ses mains, indices ténus du temps perdu. Mais du temps de vie sans elle contre du temps de vie avec elle. Il se considéra gagnant dans cet échange.

Nyala le laissa continuer sa promenade seul et le regarda s'éloigner dans la bambouseraie où jouaient trois bambins. Elle ressentit le poids de cette tristesse qui lui voûtait les épaules. Elle savait le manque et devinait le poids de sa détresse. Mais il lui fallait agir maintenant pour lui. Créer des opportunités, infléchir le cours du temps, c'était sa partie, à elle de jouer maintenant.



C'était une petite bonne femme qui avait dû ravir bien des cœurs dans sa jeunesse. Un visage aux traits fins, une bouche bien dessinée et toujours pulpeuse, un regard bleu acier qui vous transperçait l'âme. Lorsque Charles entra dans le hall, Léone s'échinait vainement à ouvrir sa boîte aux lettres. La clef ne rentrait plus dans la serrure, quelqu'un aurait-il tenté de prélever son courrier ? Cette idée lui fit froid dans le dos. Elle préférait l'éviter. La vieille dame lui lança un sourire franc et lui demanda d'essayer la clef. Mais il n'y parvint pas davantage. Charles vit des traces de rayures et comprit finalement que la serrure avait dû être forcée au tournevis.

Il proposa d'aller chercher quelques outils pour l'ouvrir sans trop l'abîmer. Léone, toujours souriante, accepta avec bonheur. Elle avait cette fraîcheur des gens heureux, le sourire facile, mais franc, pas de ces sourires à forcer sur les zygomatiques, aussi fréquents qu'hypocrites. Non, son visage irradiait d'une joie tranquille et authentique, ce que Charles ne put s'empêcher de constater. Il envisagea soudain la possibilité de se faire inviter au café par Léone après la réparation. Une occasion qui ne se représenterait peut être plus. Il fallait la saisir au vol. Son cœur commença à s'emballer et son esprit à s'échauffer. Qu'allait-il bien pouvoir lui raconter ? Soudain démuni, pris d'une bouffée de timidité, tel un petit enfant perdu, il ne sut plus où chercher sa boîte à outils. L'armoire de l'entrée, sous l'évier de la cuisine, le buffet du salon ? Il chercha dans tous les recoins pour se rappeler enfin qu'il l'avait abandonnée derrière le canapé un jour où fixait une étagère de plus pour ranger un de ses nombreux livres.

Lorsqu'il arriva dans le hall, la boîte aux lettres gisait par terre complètement défoncée aux pieds du gardien de l'immeuble. Il installait déjà une boîte neuve qu'il promit de peindre dans l'après-midi. En effet chaque résident avait une couleur différente. La couleur de Léone : le rouge. Lorsqu'il eut fini, ce dernier invita Léone à boire un café pour se remettre de ses émotions. Il n'invita pas Charles, car les deux hommes ne s'appréciaient guère. Léone lança un regard désolé à Charles et s'excusa presque de l'empressement du gardien.

Nyala, un tournevis à la main, observait la scène derrière l'escalier. Zut de zut pensa-t-elle. Et ce nigaud de Charles qui ne s'invite même pas chez le concierge !



De retour chez lui, Charles s'effondra dans le canapé. Il avait encore raté une opportunité de se rapprocher de Léone. Nyala le houspilla puis l'imita finalement. Charles se sentit si seul que même la présence de Nyala ne suffisait à combler le gouffre. Elle se força à ressentir ce qu'il ressentait juste pour tâter le terrain. Puis terrassée par le vide, elle se mit à réfléchir en regardant à travers la baie vitrée.

Charles s'interrogeait sur son compte. Esprit du temps avez-vous donc une âme, une conscience? Il semblait qu'elle n'était que cela, une présence volatile et éphémère sous les traits d'une créature totalement ingénue et mutine. Il savait qu'elle finirait par disparaître alors pourquoi s'attacher ? Il aimait pourtant son air enjoué presque enfantin lorsqu'elle s'adressait à lui, même sous la volée de bois vert qu'il venait de recevoir. Sans doute était-ce une conscience pure, embarrassée par ce corps de petite femme fragile. Que devenait-elle lorsqu'elle disparaissait ? Vivait-elle encore quelque part ou bien mourrait-elle un peu dans l'absence. Sans doute ne le saurait-il jamais. Alors il estima qu'elle n'était qu'un nuage, une ondée certes rafraîchissante, mais passagère. Il eut de la peine pour cette entité totalement éthérée et intangible qui ne connaîtrait l'essence de l'existence qu'au travers d'une obscure mission et qui s'éteindrait sitôt ladite mission accomplie. Et puis il songea à Nadine qui avait aussi parfois cette façon sincère presque naïve d'envisager la vie. Alors il se tourna vers Nyala, comme en manque et tendit les mains parcourues de légers tremblements. Elle ne s'en étonna pas et lui prit les mains dans l'instant.

Cette fois Nadine portait sa robe de mariée, l'assemblée tout autour d'eux les complimentait. Une joie ineffable s'empara de lui. Il la prit par la main et ce fut l'heure du photographe. Les cèdres n'étaient pas aussi hauts qu'ils le sont aujourd'hui pas plus que les eucalyptus qui venaient d'être plantés. Pourtant c'est au Jardin botanique qu'ils firent les plus beaux clichés. C'était une chaude journée de juin, les vestiges du printemps, quelques pétales de rhododendrons, s'éparpillaient au sol et formaient de petits tourbillons orangés dans la brise, tandis qu'un petit groupe de canetons s'agitait maladroitement en suivant leur mère. Le photographe sut saisir les bons moments et l'album de photos fut garni de magnifiques clichés. Ensuite ils rejoignirent les invités qui patientaient docilement devant un premier verre. Ils amorcèrent la première danse. Elle rayonnait de bonheur, sans doute l'un des plus beaux jours de sa vie. Il contempla ses yeux verts jusqu'à se fondre en eux et soudain la scène s'obscurcit.

Nyala se laissa choir dans un fauteuil. Ces remontées dans le temps l'épuisaient. Charles trouva dur de revenir au présent si brutalement. Il était sonné par ces réjouissances. Il venait de revivre tous ces sentiments de joie exactement comme au jour de ses noces. Ils étaient intacts, toujours enfouis quelque part au fond de ses souvenirs. Mais la réalité crue du présent l'assomma de tristesse. Il se sentit vieux et fatigué lui aussi. D'autres taches se formèrent sur ses mains, son visage et quelques rides se creusèrent.

Le lendemain matin, il s'observa dans le miroir de la salle de bain pour constater les dégâts. Il lui sembla avoir vieilli plus vite qu'à l'accoutumée. Ses rides du front et celles aux coins des yeux se faisaient plus lourdes et épaisses, lui donnant un air de vieux sage austère, presque solennel.

Il fouilla dans sa poche et en sortit la montre de Gérard. Voilà une bonne occasion de s'occuper les mains et les méninges pensa-t-il. Il s'installa à son établi et commença par ouvrir la montre. Il se perdait toujours un peu lui-même en pratiquant l'horlogerie, se diluant un peu chaque fois dans le temps et l'oubli. Car alors, il oubliait tout. Plus rien n'existait en dehors des rouages et pignons, le temps s'arrêtait. Lorsqu'il quittait enfin l'établi, le temps s'échappait d'un coup et il se sentait comme suspendu dans la vacuité du silence, soudain lourd et immobile.

Silencieusement, glissant comme sur du velours, Zéphirin, le chat de Léone, vint rendre visite à Charles. Il avait des airs de tigre du Bengale, mais en version albinos. Son pelage blanchâtre marbré de blanc s'étirait en longues mèches effilées. Au moindre mouvement des poils volaient dans l'air. C'est la mue se dit Charles en contemplant la volée de poils dansant à travers un rayon de lumière. Il vint se frotter à ses jambes puis d'un bond se catapulta agilement sur l'établi. Des poils tombèrent sur les rouages. Charles prit doucement le chat entre ses mains et le reposa à terre. Il lui poussa l'arrière-train en direction de la fenêtre par laquelle il était entré. Nyala appela le chat et l'attira sur le balcon. Là un papillon jaune virevoltait entre les grilles. Le chat stoppa net et fixa l'insecte. Appuyé sur ses pattes avant il leva lentement son arrière-train qu'il fit ensuite osciller de droite à gauche. Finalement il renonça à bondir et ne craignant pas le vide, il s'avança jusqu'au bord du balcon. Le papillon le narguait toujours en slalomant entre les fleurs en fer forgé. Il appuya une patte sur l'une d'elle et projeta l'autre trois fois de suite vers le lépidoptère. Il le manqua de peu. Le papillon s'éloigna, revint jusqu'à frôler le museau de Zéphirin puis s'éloigna encore. C'est alors qu'intensément concentré sur la tache jaune, le chat bondit à travers les barreaux, oubliant du même coup que le vide ne soutiendrait pas ses pattes. Il tomba d'une belle hauteur de cinq étages. Charles qui avait observé la scène se précipita sur le balcon. Le chat inerte gisait sur le trottoir en contre-bas. Il descendit les escaliers en courant dans l'idée de secourir le chat. Arrivé au bas de l'immeuble, le chat avait disparu. Il regarda en l'air et vit Nyala qui lui fit un clin d'oeil depuis son appartement. Le chat réapparut alors sur le balcon et la scène du papillon se rejoua. Un, deux, trois coups de patte et le grand saut dans le vide. Charles se dirigea à l'endroit où le chat allait tomber et ne le quitta pas des yeux. Il tendit les bras vers le chat toutes griffes dehors. Mais ce dernier s'agrippa au cuir chevelu de Charles qui ne pu réprimer un petit cri d'effroi et de douleur dû aux lacérations cutanées. Il enleva l'animal griffe après griffe ce qui lui évoqua une fameuse scène du film Alien. Léone qui depuis le trottoir d'en face avait vu toute la scène s'exclama :

Oh Zéphirin, mon petit Zéphirin !

Puis, lâchant son caddie, se précipita sur Charles qui tenait affectueusement, mais fermement le chat entre ses bras. Des zébrures rouges se dessinèrent sur son visage.

Elle le remercia chaleureusement et lui proposa de désinfecter ses plaies chez elle. Charles lui rendit son chat et accepta bien volontiers sa proposition. L'appartement de Léone faisait la même superficie que celui de Charles, et était agencé en miroir par rapport au sien. Des bibliothèques s'étendaient du sol au plafond sur chaque mur du salon. Dans le couloir d'autres étagères se disputaient l'espace. Doucement, presque tendrement, elle tapota chaque plaie à l'aide d'un coton imbibé d'une solution désinfectante. Zéphirin ne l'avait pas raté, mais les griffures étaient masquées par les cheveux, cela ne se verrait pas. Charles parcourut rapidement les titres des livres, la plupart évoquaient des périodes historiques ou des courants artistiques. Quelques romans ici et là et puis des recueils de poèmes, contemporains pour la plupart. La gêne de Charles s'envola doucement et ils devisèrent sur les livres, le temps qui passe et la vie en général. C'était comme s'ils se connaissaient depuis toujours, partageant tous deux les mêmes idées sur le monde, les mêmes théories. Charles évoqua Ziegler, elle répondit Michel Serres. Ils s'entendaient à merveille, partageant cette même retenue dans les mots et les attitudes, la même douceur dans leur façon d'argumenter. Et si pour aimer il faut comprendre, ces deux-là se comprenaient mieux que quiconque. Jouant pourtant chacun leur propre partition, ensemble ils n'étaient qu'harmonie. Soudain un son transperça le salon, c'était l'ordinateur de Léone qui affichait un visage sur son écran.

Léone ? Léone, ma chérie, tu es là ?

C'était un homme d'une soixantaine d'années déjà bien avancée qui l'appelait par visioconférence. Léone confuse et visiblement embarrassée congédia Charles en lui expliquant qu'elle avait oublié ce rendez-vous téléphonique. Il lui fallait répondre. Charles libéra Léone et quitta l'appartement, dépité. Ce devrait être son bon ami. Son cœur était sûrement déjà pris. Il avait cru ressentir une attirance entre eux, percevoir une étincelle dans ses yeux. Mais son cœur était déjà pris. Quelle déconvenue! Il avait attendu si longtemps ce moment de partage.Tout s'effondrait, la déception emportait tout sur son passage comme une coulée de boue un jour d'orage. Le désir, la tendresse pour cette femme si sage et néanmoins souriante, l'envie de lui prendre les mains, caresser son visage se noyaient dans l'amertume de cette révélation. Il lui faudrait oublier. Cesser de la regarder lorsqu'il la croisait au Jardin botanique. Il n'était pas certain d'y parvenir.

Nyala avait vu se jouer le drame et elle accueillit Charles avec bienveillance. Lorsqu'il la vit il supplia de le faire retourner dans le passé auprès de Nadine. Elle refusa d'abord puis à court d'arguments elle lui tendit les mains.

Cette fois Nadine était sur son lit d'hôpital, blême et amaigrie avec un léger sourire orienté vers Charles. Au creux de son oreille, elle glissait des mots d'amour et de réconfort. Elle se sentait partir. Bientôt elle quitterait ce monde. Et puis dans un sursaut de conscience, elle fit promettre à Charles d'aimer encore, d'aimer ailleurs quelqu'un d'autre qu'elle. D'autres femmes méritaient son amour. Il devait célébrer la vie chaque jour et ne pas se morfondre sur sa solitude. Il lui fit la promesse sans être tout à fait sûr de pouvoir la tenir. Et elle s'éteignit dans un dernier soupir, presque soulagée.

Le chagrin le fit se réveiller plus tôt que les autres fois où il avait plongé dans son passé. La perte de Nadine l'affectait toujours si intensément qu'il ne put retenir ses larmes. Sur ses mains la peau se froissa un peu plus et il se sentit soudain épuisé, presque anéanti. Il se regarda dans le miroir puis se tourna vers Nyala le regard perdu, il se sentit soudain si vieux, si faible.

Et puisque tu dis être l'esprit du temps, pourquoi ne pas me faire rajeunir ?

Je ne peux pas, le temps s'écoule toujours dans le même sens. Si j'essayais de te faire rajeunir, le temps compensé serait si important que cela te tuerait.

Et le chat ? Comment as-tu fait ?

Les chats ont plusieurs vies, il en a perdu une dans l'histoire.

Mais c'est horrible ! Et que peux-tu faire pour m'aider à payer un voyage au Japon ?

Tout ce que tu obtiendras de moi aura une contre partie temporelle.

Même l'argent ?

Même l'argent.

Beaucoup de temps ?

Ça dépend du temps que tu aurais mis à rassembler cet argent sans moi...

Dans ce cas, je vais vendre ma collection d'horloges...je devrais en obtenir un bon prix.

Il fit venir des brocanteurs qui évaluèrent la collection. Ainsi il réussit à rassembler les trois quarts du prix du voyage. Ne lui restaient plus que l'horloge de Nyala et la montre sans balancier de Nadine. Il ne pouvait se résigner à s'en séparer. Alors il proposa ses services de réparateur en horlogerie, mais il n'eut que trois clients en quelques semaines. Ce n'est pas ainsi qu'il réunirait l'argent manquant...

Pendant ce temps, chaque rencontre de Léone dans la cage d'escalier ou le Jardin botanique l'affligeait tant que cela provoquait en lui une irrépréssible envie de revoir Nadine. Nyala accédait à toutes ses demandes non sans lui rappeler les risques qu'il prenait. Mais Charles n'en avait que faire de ses prudentes recommandations. Lentement, il sombrait dans la dépendance. Bientôt il ne se passa plus une journée sans cette fuite dans le passé vers les jours heureux et bénis où Nadine ne connaissait pas encore l'existence de sa maladie. Il aimait par-dessus tout raviver la flamme de leur exaltation amoureuse. Chaque jour il fuyait un peu plus les douloureuses réalités de son âge, accélérant d'autant sa décrépitude. Désormais il évitait les miroirs. Il s'essoufflait à monter les escaliers dès la quatrième marche, et s'aidait d'une canne pour avancer avec plus de stabilité. Ses jambes s'affaiblissaient de jour en jour, ses appuis devenaient de plus en plus aléatoires. Plusieurs fois Nyala vola à son secours et l'empêcha de chuter. Il devenait aussi malingre et souffreteux d'une brindille de bois mort.

Et puis un jour il croisa cet homme qu'il pensait fort chanceux parce qu'il l'avait vu sur l'ordinateur de Léone. Le gardien qui balayait le hall commenta sobrement son passage par un :

Tiens, le frère de M'dame Léone.

Alors comme frappé par la foudre Charles s'effrita presque. Comment cela son frère ? N'était-ce pas son bon ami, son amant, son partenaire ? Il fut à la fois désemparé et heureux de cette nouvelle. Le cœur de Léone n'était pas pris par un galant homme comme il le croyait. Il s'était laissé vieillir de dépit sur une méprise, un quiproquo.

Alors il eut cette idée folle de proposer à Léone de l'accompagner au Japon. Il demanderait à Nyala l'argent manquant et ils convoleraient ensemble vers les îles Ryuku.

Le soir même, il frappa à la porte de Léone. Celle-ci fut étonnée de la transformation qui s'était opérée chez Charles. Elle le trouva amaigri et fragile, la peau parcourue de grandes rides profondes qui lui flétrissaient le visage. On aurait dit un centenaire. Léone parut peinée et pleine de pitié pour ce vieux chêne. Lorsqu'il lui exposa son idée, sa voix était claire et paraissait bien plus jeune que ne le laissait penser l'expression figée de son visage. Elle trouva l'idée saugrenue dans un premier temps, mais se laissa séduire par les mots pleins de retenue de Charles. À sa grande surprise, elle accepta.

Charles n'eut d'autre solution que demander à Nyala l'argent qu'il manquait pour ce voyage. Nyala contrariée fit apparaître l'argent en une seconde qui lui coûta deux années de vie.

Alors ils s'envolèrent pour une bonne douzaine d'heures de vol. Comme des gamins excités par leur première expérience en avion, ils discutèrent longtemps, partagèrent les sensations engendrées par les trous d'air, découvrirent ensemble l'affabilité extrême des hôtesses de l'air. Ainsi ils composaient leurs premiers souvenirs communs, posaient les premières pierres de leur histoire commune. Avec Léone à ses côtés Charles éprouvait moins le besoin de voir Nadine. Aussi il tint jusqu'à ce que celle-ci s'endorme. Et puis tourmenté tant par le désir de revoir l'une que par l'impression de trahir l'autre, il demanda une dernière fois à Nyala de le plonger des années en arrière.

Mais n'es-tu pas heureux là maintenant ? Pourquoi toujours se retourner sur le passé, pourquoi toujours cette nostalgie ? S'interrogea Nyala.

 

Charles ne sut que répondre. Nadine était sa vie, son obsession. Ne plus la visiter c'était comme perdre ces années merveilleuses qu'ils avaient vécues ensemble. Cette immersion dans le passé était sa manière à lui de la faire revivre, de la rendre immortelle.

Alors Nyala, impuissante et résignée, lui tendit les mains et il revit sa fille à quinze ans, puis dix puis six, puis trois. Il revit sa femme avant et après l'annonce de sa maladie. Il entendit ses paroles qui lui suppliaient d'aimer la vie, malgré les épreuves. Et puis les scènes de vie s'entrechoquèrent, il passa de l'une à l'autre sans transition, sans lien entre elles. D'abord des scènes lentes et longues puis de plus en plus courtes, de plus en plus fugaces. Ce furent ensuite des secondes de vie et d'émotions qu'il éprouva à un rythme intensif. Il vit Nadine au bout d'un long couloir lumineux, les mains tendues vers lui. Il se mit à avancer de plus en plus vite, et plus il accélérait plus elle s'éloignait. Il était à deux doigts de renoncer lorsqu'enfin ils se rapprochèrent l'un de l'autre pour l'éternité.



 

 

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