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le blog de Clémentine Adret
30 mai 2018

La boîte

Un cordonnier mal chaussé tenait commerce derrière l'opéra. Chaque matin, il enroulait les tags de son rideau de fer dans un grand fracas, tandis qu'une frêle silhouette se faufilait par l'entrée des artistes.

L'enchaînement des jours et la mécanique des habitudes défilaient vivement sur les rouages du temps. La boutique demeurait souvent silencieuse, car vide de clients. Les affaires marchaient mal et la terre tournait plus ou moins rond.

Mais un vendredi d'avril, une broutille vint enrayer cette minutieuse horlogerie. Une épingle coincée dans le tambour fit céder le roulement et le rideau de fer se dévida sur le cordonnier. Alertée par l'inhabituel vacarme, la silhouette rompit sa trajectoire ordinaire et accourut délivrer le pauvre homme de sa vilaine armure.

En dépit de l'effroi et de l'implorante douleur de deux doigts de pieds brisés, celui-ci fut saisi d'un indicible ravissement. L'inconnue de l'aube ne parlait pas, mais effleurait l'air de sens. Ses mots fins et justes ne s'épanchaient ni ne se déversaient, mais se posaient ronds et droits sur la portée du silence.

Lorsqu'il fut libéré de sa mésaventure, l'inconnue regagna sa trajectoire initiale sans même prononcer son nom. Puis redevenue silhouette anonyme, elle s'évanouit par l'entrée des artistes. Dans sa hâte, celle-ci laissa choir quelque chose de sa poche qui vint rouler jusqu'au trottoir du cordonnier. C'était une boîte en marqueterie couleur bleu nuit et orange marmelade, taillée dans un quelconque arbre exotique. Au-dessous, incrusté dans le bois, on pouvait lire : «Boîte à balivernes, SD».

Le cordonnier, d'origine modeste, n'entretenait aucune sensibilité aux contes et leur préférait les blagues à Momo du café des sports. Après tout, elle n'avait qu'à faire attention, cette grue. Lui et son complexe d'infériorité ne franchiraient pas l'entrée des artistes un point c'est tout. Non, mais, et puis quoi encore? Au mieux il la lui donnerait le lendemain matin, au pire il en ferait une boîte à clous.


La journée défila au rythme des horloges atomiques à césium. Le lendemain, au moment d'ouvrir boutique, la grue ne montra pas le bout de son nez. Ni à 9 heures, ni à 10 heures, ni même à midi.

Le chapelet des minutes amorça alors une lente chorégraphie hélicoïdale. Le grand métronome de la vie lui fit soudain le même effet que celui induit par les escalators qui ralentissent le pas empressé des chalands. Aucun client ne daigna briser la somnolence du sténopé qui lui tenait lieu d'atelier. En farfouillant dans un carton de lacets, il dénicha un poste de radio afin de rompre le silence devenu pesant.

« Et tout de suite l'agenda culturel présenté par Romarin Siguidru.

Et oui, une actualité chargée en émotions puisque la cantatrice Serena Decibel vient d'annuler l'intégralité de ses concerts. En effet, elle serait atteinte d'une affection rarissime des cordes vocales qui l'aurait plongée dans une dépression subite. Elle ne peut plus prononcer un seul mot sans que sa voix ne déraille. Sa tournée est donc compromise.

Certains évoquent même la possibilité d'un arrêt définitif de sa carrière.

Effectivement, il semble que ses propos, qui juste avant son extinction de voix seraient devenus totalement incohérents, voire grossiers, ne laissent présager d'une affection mentale.

Incroyable! Et c'est arrivé d'un coup?

Nous n'en savons pas plus pour le moment. L'opéra informe qu'il remboursera les billets à partir de la semaine prochaine...»

Maintenant il connaissait son nom. Mais si d'après la radio c'était une foldingue, quel besoin de lui rendre son bidule? Avec tous ces événements sans doute l'aurait-elle oublié. La boîte semblait vide, il y mit quelques vieux clous tordus qui traînaient ça et là sur l'établi.


****

Murs blancs, fenêtre barrée de métal, plafonds à la peinture craquelée, porte fermée à clef. Son regard se posa sur quelques tâches d'humidité ici et là. La boîte. Qu'avait-elle fait de la boîte ? En face d'elle des lignes rouges ponctuées de minuscules taches, rouges elles aussi. Cela aurait pu être du sang, mais il n'était pas noirci. Ce devait être de l'encre, juste de l'encre rouge. Qu'avait-elle fait de la boîte ? Était-elle tombée de sa poche ? Où ? Quand ? La mémoire ne lui revint pas, pas tout de suite. Ses neurones virevoltaient dans une danse sans fin. Qu'avait-elle fait de la boîte ? Les drogues administrées tardaient à se dissiper. Dans sa tête, elle ramait vers l'autre rive. La rive de la conscience où les eaux sont claires et limpides. Qu'avait-elle fait de la boîte ?


****

Lorsqu'il eut besoin de clous, Simon Derby, le cordonnier, se tourna machinalement vers la boîte et y découvrit des clous droits et brillants, comme neufs.

Il y avait un truc de pas catholique avec cette boîte. Il aurait juré y avoir mis des clous vieux et tordus et voilà qu'ils étaient droits comme des i sur une rédaction de son fils, brillants comme les reflets dansants du soleil sur l'Océan. Simon mit à nouveau des clous tordus dans le coffret, ferma puis ouvrit à nouveau. Les clous étaient comme neufs. Fort de cette découverte, il tenta d'y mettre un soulier, mais le contenant était trop étroit. Dommage il aurait pu gagner ainsi beaucoup de temps sur ses réparations en cours. Dépité, il utilisa les clous sur quelques semelles à rafistoler et comme par magie les chaussures achevèrent de se rénover sans qu'il eût besoin d'y ajouter quoi que ce soit d'autre. Sitôt les clous fixés, les escarpins, bottines et savates se requinquaient d'eux-mêmes. Les plis et traces d'usure disparaissaient, les semelles se redressaient et le cuir resplendissait à nouveau.

Au bout de quelques semaines, le bouche-à-oreille fit son effet. Les clients satisfaits se multiplièrent et les affaires prospérèrent. Le cordonnier put enfin payer une thérapie à sa racaille de fils qui filait un mauvais coton.

Il ne quitta plus sa précieuse boîte à clous qu'il rangeait dans sa besace lors de ses déplacements. Avec son laguiole il raya la mention balivernes et grava le mot : clous.

La bobine du temps se dévidait joyeusement sur le rouet du meilleur des mondes possibles. Mais un jour l'épinglier se grippa et la pelote s'emmêla. Le fils du cordonnier, qui aimait les jolies choses telles que les boîtes en marqueterie et les jolies psychothérapeutes, chaparda l'une pour l'offrir à l'autre qui était, de toutes les psychologues qu'il avait pu rencontrer, la plus sympathique et la plus avenante.

Bien entendu, Domitille Surmoa accepta le cadeau, convaincue que ce geste contribuerait à la guérison de son jeune patient. Son cabinet paré des témoins de ses nombreux voyages accueillit de bon gré la boîte à clous. L'objet étant doublé de soie, la psychologue trouva plus esthétique de la laisser ouverte dans l'angle de son bureau. Ainsi chacun pouvait en admirer tous les somptueux détails.

****

Murs blancs, fenêtre barrée de métal, plafonds à la peinture craquelée, porte fermée à clef. Il ne souvenait plus quand ni comment il avait perdu les pédales. Tout ce dont il se souvenait c'était qu'il avait perdu sa boîte à clous. Tout allait si bien pourtant et puis d'un coup les clients se montrèrent mécontents et malpolis. Il n'arriva plus à honorer toutes les demandes et très vite fut submergé de travail. Burn-out dirent les médecins, surmenage. Mais qu'avait-il fait de sa boîte à clous ?

****

Dès le premier patient, la boîte se mit à lui susurrer des paroles apaisantes, voire anxiolytiques, qu'elle s'empressa de répéter. Elle s'aperçut bien vite que, grace au coffret, plus ses patients parlaient plus ses compétences s'amélioraient. Elle compta bientôt dans sa patientèle plus de résilients que de malades. Ce qui était fort fâcheux, car il lui fallait en trouver de plus en plus remplir son agenda. Au bout de quelques mois, tous les patients potentiels furent rétablis. Un jour, en attendant que son téléphone daigne enfin sonner, elle raya la mention « clous » et grava le mot résilience. L'agenda était désespérément vide. C'était bien beau tout cela, mais il lui fallait des malades pour gagner sa vie ! Ainsi elle décida de se débarrasser de la boîte à résilience. Pour cela, elle participa à un vide-grenier. Tous les articles furent vendus sauf sa boîte à résilience. Personne n'en voulait. Alors elle brada l'objet, en vain. Ce n'est qu'en toute fin de journée que Sylvain Delaplume, écrivain de métier, s'y intéressa. Domitille soulagée de voir enfin quelqu'un remarquer le coffret le lui donna sans contrepartie.

Sylvain rentra bien vite chez lui pour admirer son acquisition. Il remarqua tout de suite les différentes mentions : balivernes, clous et résilience.

****


Murs blancs, fenêtre barrée de métal, plafonds à la peinture craquelée, porte fermée à clef. Elle ne connaissait que trop bien cet environnement. Ses collègues lui diagnostiquèrent à peu près toutes les pathologies psychiques du DSM 5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Un cas passionnant pour ces professionnels de psychiatrie. Elle ne se souvenait plus comment et quand cela était arrivé. Mais elle en était sûre elle avait contracté d'un coup toutes les maladies qu'elle avait soignées. Elle se sentit si mal en point qu'elle en oublia la boîte à résilience.

Plus tard, dans les couloirs livides de l'hôpital, elle rencontra une ancienne cantatrice puis un ancien cordonnier. Tous trois s'ennuyaient ferme. Si bien qu'ils décidèrent de jouer aux dominos. Et ils jouèrent, jouèrent et jouèrent encore aux dominos, pendant des jours, des semaines, des années...

****

Sylvain, en manque d'inspiration cherchait vainement un sujet d'écriture. Adepte des contraintes, il s'imposa d'écrire une histoire avec les mots baliverne, clou et résilience.

Il commença ainsi : « Un cordonnier mal chaussé tenait commerce derrière l'opéra...».

 

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