La garçonnière

Ce n'était pas encore le printemps, mais le vent s'était tu, et les pontons étaient vides. Pas un marin pour commenter notre petit manège, trahir notre petite escapade à bord de ma garçonnière flottante. Elle avait mis cette petite robe rouge qui lui gainait si joliment les reins. Tout était parfait, le temps clair qui promettait un coucher de soleil somptueux, le fumet du canard laqué commandé chez le meilleur traiteur chinois de la ville, les petits fours préparés par mes soins, elle, évidemment, comme chaque fois, ravissante. Nous appareillâmes une demi-heure après son arrivée. Je lui prêtais une de mes vestes de mer pour éviter qu'elle ne prenne froid. Lui était posé sur la table carte. Il n'était pas à sa place bien sûr. C'était un oubli stupide et fâcheux pour la suite. Depuis le poste de barre je l'observais. Une sensation singulière m'envahissait, comme une soudaine fascination par la possibilité de commettre l'indicible. Elle, était là, nonchalamment assise dans le carré, aspirant par petites bouffées les vapeurs de sa cigarette électronique. Elle ne se doutait de rien. Fragile. Elle portait le parfum que son mari lui avait offert à ce Noël en famille. C'était la petite robe rouge qu'il lui avait achetée un jour qu'il participait à une conférence à Paris. Elle venait d'arrêter de fumer sur ses bons conseils... Bref, elle ne m'appartenait plus depuis longtemps. Peut-être même depuis le début. Et puis il était là, qui brillait dans la pénombre de l'habitacle. Un couteau à viande. Un couteau haut de gamme à lame fine et terriblement tranchante. Il m'invitait au funeste, m'exhortait au monstrueux. À le voir dans les films, cela semble si facile d'enfoncer le métal froid dans les chairs. Mais non, monsieur le juge, je vous le jure, accéder à son cœur nécessita plus de force que je ne l'aurais cru.