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le blog de Clémentine Adret
31 mai 2018

Vinasse

C'était la commissure de l'Automne et de l'Hiver, le début des grands froids et des grandes tempêtes. Les arbres tout échevelés bordaient le boulevard qui menait au supermarché. Ce 21 décembre, j'empruntais cette voie à 15h10 comme après chaque tournée. J'étais factrice dans un village de la côte et en tirait un modeste salaire. Je m'arrêtai au supermarché pour y faire quelques achats alimentaires. Le parking vide annonçait déjà que le passage en caisse serait rapide. Ravie de ce constat j'entrais dans le magasin où deux caissières seulement officiaient. En un quart d'heure c'était fait, le caddie était plein. C'est à la caisse numéro 2 que je le remarquais pour la première fois. Il n'avait qu'un seul objet dans son sac, aussi le laissais-je passer devant. Il s'agissait d'une bouteille plastique d'un mauvais vin. Un genre de breuvage que je méprisais totalement. Alors je vis son visage de près qui était zébré de veinules rougeoyantes de couperose. Les lèvres tachées de mauve indiquaient clairement la nature de sa dernière boisson. Le dégoût pour ce personnage se fit plus prononcé encore lorsqu'il ouvrit la bouche pour me remercier et servir une fadaise météorologique. Son haleine puait littéralement la vinasse. Je ne pus empêcher un mouvement de recul.

Il avait une dégaine de vieil alcoolique, la mine défaite et le regard embrumé. Un tee-shirt bouloché dépassait de sous son pull et couvrait à peine la ceinture laissée ouverte qui pendait d'un pantalon en velours côtelé d'une couleur vase indéfinissable. Il semblait tellement imbibé qu'il avait un regard inexpressif de batracien. Un être d'apparence inoffensive, sauf pour lui-même et en particulier son foie.

 

La seconde fois, je le vis qui sortait d'une berline noire devant le Jardin botanique où souvent je promenais mon chien. Et puis ce fut systématique. À chaque fois que je m'y rendis, je le vis assis dans le véhicule ou juste accoudé à la carrosserie. Sans doute avions-nous les mêmes horaires...

Un jour sur le parking elle je le vis rouler dans ma direction et m'éviter de justesse pour finalement passer tout près. Il me fixait bizarrement. Il n'avait plus ce regard de batracien.

Plus tard, je le vis à pied en face de mon immeuble à nouveau le regard dans le vague...

Et puis, soudain, il disparut pendant un long moment. Sans doute avait-il succombé à une cirrhose carabinée...

Un jour que je me promenais dans le bois des béatitudes près d'un couvent à l'abandon je me sentis soudain observée. C'était un bois où se rencontraient la nuit des couples illicites, mais qui de jour était simplement fréquenté par des randonneurs. Sur le retour une sensation étrange d'être oppressée et suivie me fit accélérer le pas. Je ne pouvais compter sur ma docile boule de poils pour me protéger. Non seulement c'était une race de petite taille, mais elle se laissait approcher par tout le monde et n'avait encore jamais montré les crocs. Le retour jusqu''à la voiture se fit sans encombre. Mais en m'approchant, je vis que mon véhicule était affaissé sur un pneu avant, lequel avait été vandalisé. Lorsque je voulus utiliser la roue de secours, celle-ci aussi avait été lardée de coups de couteau.

C'est alors qu'une main surgie de nulle part plaqua contre mon visage un chiffon imbibé de chloroforme tandis que la seconde main m'empêchait de tomber trop brutalement. À moitié groggy je sentis une aiguille se planter dans mon bras et puis plus rien, le noir complet.

Lorsque je m'éveillais enfin je me vis allongée sur une table d'opération, attachée au bras et aux jambes. Mon premier réflexe fut de me transporter par la pensée auprès de mes parents qui n'avaient pas encore eu connaissance de ma disparition. Ils se disputaient, comme à leur habitude, sur de petits détails de leur existence. Je criais pour les avertir, mais aucun d'eux ne réagit. Ils ne m'entendaient pas, ne soupçonnaient même pas l'ombre d'une tragédie éventuelle. Je me transportai chez Laurie, une amie d'enfance qui ne m'entendit pas davantage ni ne s'inquiétait le moins du monde.

Je revins vers mon corps pour y réaliser enfin que l'effroyable était arrivé. J'étais morte. Tout simplement. Cette prise de conscience m'enveloppa d'une sensation de vide sidéral. J'étais morte, mais consciente d'être morte. C'est donc que je ne l'étais pas tout à fait... Mais comment avertir mes proches ? Comment interagir avec eux ?

J'observais le lieu de mon décès. C'était une pièce sombre sans fenêtres. Seule une mansarde ridicule bouchée par des planches amenait quelques rayons de la lumière blafarde de l'hiver. Je me trouvais dans ce qui ressemblait à une cave. Dans la pénombre je devinais des objets éparpillés un peu partout, surtout des outils de jardin et des graines de légumes. Autour de mon corps se trouvaient des tables à roulettes couvertes d'instruments chirurgicaux et de scalpels en tous genres.

La porte s'ouvrit, lentement. Une silhouette voûtée dont je distinguais mal le visage entra. Il alluma une bougie et je pus distinguer qu'il avait sur lui un tablier de cuisine. Il attrapa un premier scalpel. Une première incision me trancha les chairs du menton jusqu'au pubis. Je ne souffrais plus, mais le spectacle de mes organes sortant de mon ventre me fit hurler d'horreur. C'est alors que l'impensable se produisit. Mon chirurgien macabre sembla d'abord étonné puis il se prit la tête entre les mains et cria à son tour en me disant de me taire. Il m'entendait. Comble de l'injustice, je ne pouvais pas interagir avec mes proches, mais était condamnée à échanger avec mon meurtrier dans l'antichambre de la mort. Alors j'essayais de lui saisir son scalpel et n'y parvenant pas je l'insultai des pires noms que connaissait. Il se mit à répéter et scander mes injures tout en poursuivant sa chirurgie macabre. Alors je lui intimais d'arrêter le massacre. Mais là encore il se mit à répéter mes paroles en les déformant un peu. S'il m'entendait, ce ne devait pas être un son très clair puisqu'il ajoutait ses mots à lui pour combler les vides ou incompréhensions. Mais avait-il conscience que c'était bien sa victime qu'il entendait ?

Une fois les entrailles entassées à côté de moi, il marqua une pause et s'essuya le front.

Sur une des tables à roulettes, un carnet de notes était ouvert dans lequel il griffonna quelques mots :

 

8 janvier

Je l'entends encore.

Il faut la vider de toutes substances, jusqu'à la lie.

Demain j'attaque le cerveau.

 

Et plus haut sur la page :

 

6 janvier :

Mais elle ne prendra jamais une respiration ma parole ! Que je puisse justement y glisser la mienne sous la forme d'un adieu qui couperait court à cette furie en pleine crise de verbiage tentaculaire, à ce supplice que d'entendre à défaut d'écouter cette insipide logorrhée, ce vagabondage inintelligible.

 

4 janvier

Elle comble le silence, la blancheur immaculée du vide, pour y peindre quelques sentiments contraires imprégnés de fadaises. Et moi prisonnier de son souffle, j'attends.

 

30 décembre

Elle dit tout et rien à la fois. Ses phrases se distordent dans le noir néant de l'absence.

 

26 décembre

Ses paroles passent par toutes les couleurs : rouge passion, vert rancœur, bleu naïf. Elle en fait un mélange improbable qui donne à l'air qu'elle respire des accents fétides.

 

24 décembre

Elle déverse les mots dans mon crâne comme on jetait jadis par la fenêtre des seaux d'immondices gonflant le flot des égouts.

 

21 décembre

ça y est je l'ai trouvée !

Ça fait 25 ans que j'attendais ce moment...



 

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